16- " Je dois d'abord digérer toutes ces révélations." 1/3


« Quand j'aurais digéré toutes ces révélations,
je déciderais s'il vaut mieux en rire ou en pleurer. »
Yerón, érudit hésitant.


Lorsque l'aéronef s'était éloigné, laissant derrière lui trois jeunes gens et un griffon, Eliz s'était aussitôt dirigée vers la cabine de pilotage.

– Je vais prendre les commandes, avait-elle annoncé à Maître Ornwell et Lyssa qui occupaient la pièce. Ça me changera peut-être les idées. Profitez-en pour aller vous reposer.

– Crois-tu que ce soit raisonnable ? s'était inquiétée Razilda. Ta concentration risque de ne pas être à son meilleur niveau.

– Fais-moi confiance, je ne nous mettrai jamais en danger.

Eliz s'était installée derrière le gouvernail et avait posé en soupirant ses mains sur le bois poli.

– Je n'aime pas bien savoir le prince tout seul dans une pièce du vaisseau, avait-elle dit alors. Tu penses pouvoir le surveiller ? Ou l'amener sur le pont qu'on puisse le garder à l'œil ?

Elle avait parlé d'un ton calme et résolu, et on aurait pu la croire toute entière tournée vers la perspective d'empêcher le déroulement de la bataille et de mettre fin à la guerre. Pourtant, Razilda avait aisément deviné, à sa crispation sur le gouvernail, à la ligne de sa mâchoire, que la séparation du groupe pesait toujours lourdement sur sa poitrine.

– Je vais le chercher.

Peu après, à travers la baie vitrée du poste de pilotage, Eliz l'avait vue revenir, accompagnée de Jabril. Tous les deux avaient traîné derrière eux sans aucune douceur la chaise sur laquelle le prince Isfarak était étroitement ligoté. Un rictus mauvais avait étiré ses lèvres lorsqu'elle avait songé à ce à quoi le passage des escaliers avait dû ressembler.

Le prince et sa chaise avaient été installés devant la proue. Dès que Razilda et Jabril l'avaient lâché, sa tête s'était soudain affalée en avant. Il avait un instant lutté contre les liens qui serraient ses bras et son visage s'était crispé d'une douleur violente. Puis, tout aussi subitement, il s'était redressé et ses traits avaient repris l'impassibilité hautaine qu'ils haïssaient tous déjà.

Toujours attentive, Razilda avait froncé les sourcils et avait aussitôt rejoint le poste de pilotage.

– Qu'est-ce qu'il s'est passé ? s'était inquiétée Eliz.

– Je crois qu'il vient d'avoir une vision, ou quelque chose du même genre. Je ne sais pas vraiment comment son pouvoir fonctionne, mais il a eu l'air satisfait. J'ai vu passer une expression de triomphe sur son visage. Je n'aime pas ça du tout.

Eliz n'avait même pas songé à remettre en doute l'intuition de Razilda. Scellée qu'à grand peine, son anxiété avait aussitôt débordé.

– Que pourrait-il considérer comme une bonne nouvelle dans les circonstances actuelles ? avait-elle interrogé en mordant nerveusement son pouce.

– Peut-être a-t-il vu l'issue de la bataille, ou une information importante sur l'état de nos armées respectives ? avait proposé Razilda. À moins que cela ne concerne la source de pouvoir et nos amis. Il tient absolument à ce que nul ne parvienne jusque là.

Eliz avait pâli aux implications.

– Prends la barre, s'il te plaît, je vais aller l'interroger.

Razilda avait refusé catégoriquement.

– Certainement pas. Tu vas te ruer sur lui, lui hurler sous le nez et menacer de le jeter par-dessus bord. Or il sait parfaitement que sa personne est trop précieuse pour qu'on puisse se permettre de lui faire du mal. Laisse-moi faire.

Razilda était ressortie de la cabine de pilotage pour aller s'appuyer au bastingage à quelques pas du prince. Faisant mine de le surveiller, elle n'avait rien dit pendant de longues minutes. Jabril, qui avait bien compris qu'il se tramait quelque chose, avait attendu la suite avec attention.

– Quel misérable cloporte, avait grommelé Eliz entre ses dents en observant la scène. Il ne mérite qu'une mort lente et douloureuse.

– Je suis à ton service, si c'est ce que tu choisis de faire ! lui avait joyeusement répondu Griffe.

Finalement, Razilda avait pris la parole avec naturel, comme si une idée venait juste de lui traverser l'esprit.

– Dans deux jours, nous retrouverons certainement votre armée. J'espère que vous vous êtes décidé à coopérer avec nous.

Elle s'était décalée pour détailler à loisir le visage du prince. Celui-ci avait soufflé de dédain.

– Coopérer avec vos petits plans lamentables ? Nous ne jouons pas dans la même cour, faites-vous une raison.

– Pensez-vous vraiment que vos hommes ne tiennent pas assez à vous pour cesser le combat et se rendre si votre vie est en jeu ?

– Ils ne se rendront pas si je leur ordonne de continuer le combat.

– Dans ce cas-là, vous n'aurez plus aucune valeur à nos yeux, et Eliz n'hésitera pas à vous précipiter du haut de l'aéronef. Je suis persuadée que ce n'est pas l'envie qui lui manque. Si vous mourez ainsi, qui poursuivra votre grand dessein ?

L'expression hautaine du prince Isfarak s'était craquelée et Razilda avait compris que son inquiétude à ce sujet était réelle. Si la bataille avait déjà été remportée par les Sulnites ou en passe de l'être, il n'aurait pas réagi de la sorte.

– Vous n'avez pas d'autre choix, avait-elle insisté. Bientôt, nos amis reviendront de la source d'énergie que vous avez échoué à protéger. Avec les nouveaux pouvoirs qu'ils sont sur le point d'acquérir, vous balayer vous et vos troupes de la surface de Riven'th ne sera qu'une formalité.

Cette fois-ci, un sourire malveillant était apparu sur les traits d'Isfarak.

– Vos amis ? Vous ne les reverrez jamais, n'avait-il pu s'empêcher de cracher.

– Ah vraiment ? Qu'est-ce que vous en savez ?

Le prince s'était aussitôt recomposé une attitude neutre, mais trop tard. Razilda avait obtenu ce qu'elle voulait. L'homme s'était instantanément muré dans le silence, refusant de répondre à toute nouvelle question. Peu désireuse de perdre davantage de temps, elle avait couru prévenir Eliz.

– Ça concerne nos amis, lui avait-elle jeté en ouvrant la porte, sans précaution oratoire superflue. Ou la source de pouvoir. Je n'ai pas pu en savoir plus.

Le visage d'Eliz s'était décomposé. Elle était restée silencieuse quelques secondes. Et soudain, Razilda, stupéfaite, avait assisté à sa transformation. Ses épaules s'étaient redressées, ses traits s'étaient durcis, et une étincelle qu'elle n'avait plus vue depuis la fin de la prise du palais royal s'était allumée dans ses yeux.

– Bon, ça suffit, avait-elle asséné. Je ne supporte plus cette incertitude, on fait demi-tour.

Et joignant le geste à la parole, elle avait fait tourner le gouvernail avec détermination.

***

Kaolan se dégagea doucement de l'étreinte d'Eliz, l'assurant qu'il allait bien.

– Et les autres, où sont-ils ? demanda-t-elle avec angoisse. Tu es tout seul ?

La réponse à sa question sortit aussitôt des ombres sous la forme d'un Yerón mécontent.

– Enfin Eliz ! J'étais prêt à envoyer une horde de stalagmites te transpercer ! Tu ne peux pas prévenir avant de te jeter comme ça ?

Une main sur la hanche, la guerrière s'insurgea.

– Je n'ai pas prévenu ? Ça fait une heure qu'on vous appelle, sans aucune réponse ! J'étais folle d'angoisse !

Tempête et Saï sortirent à leur tour de leur cachette. La jeune fille constata qu'Eliz serrait la poignée de Griffe dont la lame brillait sereinement, excepté là où s'étalaient des taches de sang.

– Vous vous êtes battus ? s'inquiéta-t-elle.

– Un peu, minimisa Eliz. La faute à ce sombre manipulateur.

D'un signe de tête, elle désigna derrière elle trois silhouettes qui les rejoignaient. L'air furieux, les mains liées dans le dos, le prince Isfarak était solidement encadré par Razilda et Jabril.

– Je ne sais pas comment il s'est débrouillé mais il a envoyé sa troupe de soldats à vos trousses dans les tunnels. Ils devaient se débarrasser de vous. Ils ont seulement fait mine de lever le camp.

– Ça explique les bruits qu'on a entendus, raisonna Yerón. Les cliquetis métalliques et les cris.

– Et vous ne vous êtes pas posé plus de questions que ça ? s'étonna Razilda.

– On a eu la trouille ! se défendit Saï. C'est pour ça qu'on s'est caché ! Et pourquoi Jabril est avec vous ? Où sont Lyssa et son père ?

– Maître Ornwell mourait d'envie de nous accompagner, mais il ne pouvait pas laisser sa machine sans surveillance, expliqua Jabril. Lyssa ne voulait pas abandonner son père. Donc je suis venu pour les représenter, si on peut dire ça, et pour vous remercier de m'avoir sauvé la vie. Je ne l'ai pas oublié, vous savez.

Saï lui sourit.

– Bon, s'immisça alors le prince d'un ton exaspéré. Maintenant que vous avez retrouvé vos petits protégés sains et saufs, il serait temps de retourner à la surface si vous voulez que ça dure.

Razilda le scruta d'un air inquisiteur, sans souffler mot. Saï haussa les épaules.

– De toute façon, il n'y a rien ici, leur apprit-elle. C'est un cul-de-sac.

Eliz parut soulagée.

– Je suis désolée que ce ce soit avéré une fausse piste, dit-elle avec sincérité. Mais tout n'est pas perdu, nous aurons tout le temps de réfléchir à tout ça à tête reposée lorsque l'île sera pacifiée et que nous pourrons nous déplacer librement.

Kaolan passa une main résignée sur sa tête, lissant machinalement ses tresses. Son expression était indéchiffrable. Prenait-il ce nouveau délai comme un échec, ou bien n'osait-il admettre son soulagement ? Le dilemme de Yerón était beaucoup plus évident.

– La grotte est grande, argumenta-t-il. Il est tout à fait envisageable que nous ayons raté un signe, un indice !

– Et combien de temps de recherche vaine te faut-il pour t'avouer vaincu ? s'agaça Eliz. Dans ces ténèbres, il est impossible de tout passer au peigne fin !

Yerón joignit les mains, adressant à Eliz sa plus belle mimique de supplication. Tout à coup, il se figea.

– Vous avez entendu ? dit-il, le regard fixe. Je sens comme une vibration dans l'air.

Il se retourna dans la direction d'où Saï, Kaolan et lui étaient venus.

– Je la sens aussi, murmura Razilda en frottant ses bras soudain hérissés de chair de poule.

– Allons-y, décida Kaolan en prenant la tête du groupe.

Le prince Isfarak se laissa lourdement tomber sur un cône de roche tronqué.

– Allez voir cette vibration si ça vous chante, déclara-t-il impérieusement. J'attends ici. Toi, jeune homme, tu peux rester pour me surveiller.

Submergé par l'autorité de l'homme, Jabril parut mal à l'aise. Il leva sa lanterne vers le groupe qui commençait à s'éloigner.

– Euh... Eliz ? appela-t-il.

La guerrière revint sur ses pas et se dirigea tout droit vers le prince Isfarak.

– À quoi vous jouez, cette fois ? lui jeta-t-elle, excédée.

– Je ne vois nul besoin de tous se précipiter au moindre pressentiment de votre Pwynys, désespéré de prouver qu'il a raison. Laissez-moi me reposer.

Le visage d'Eliz se contracta de rage et elle l'empoigna par le bras.

– Le besoin de ne pas séparer le groupe dans les ténèbres me paraît pourtant évident, dit-elle, faisant visiblement de gros efforts pour ne pas se montrer brutale et grossière. Si vous ne vous levez pas tout de suite, je ne garantis pas votre intégrité physique quand vous ressortirez de ces souterrains.

Elle le força à se mettre debout et sans le lâcher, l'entraîna derrière elle. Bien décidé à ne pas lui faciliter la tâche, l'homme planta ses talons dans le sol. Une chose était désormais sûre : le prince Isfarak ne disposait pas d'une force supérieure à la moyenne.

La voix surexcitée de Yerón s'éleva devant eux.

– Venez voir, c'est incroyable !

Jabril vint au secours d'Eliz et tous les deux traînèrent le prince Isfarak jusqu'à la source de l'appel. Leurs amis étaient déjà regroupés devant la paroi du fond de la grotte, là où deux colonnes de roches imitaient la forme d'une arche. Eliz ne comprit tout d'abord pas la raison de leur agitation. En regardant plus attentivement, elle vit que toute la portion de roche délimitée par l'arche paraissait floue. À la lueur des lanternes, elle semblait même miroiter.

– Ce n'était pas comme ça quand on est passé tout à l'heure, dit Yerón d'une voix anormalement aiguë. Je m'en souviens, j'ai même touché la pierre ici !

Lorsque tous furent regroupés devant la paroi, le phénomène s'accentua. Stupéfaite, Eliz desserra involontairement la pression qu'elle exerçait sur le bras du prince. Celui-ci se jeta aussitôt en arrière pour lui échapper et se rua en courant dans les ténèbres. Ce fut Jabril qui réagit le premier. Il s'élança sur le fuyard, les bras en avant. Sa lanterne tomba sur les pierres et se brisa. Le jeune homme referma sa prise sur les jambes du prince et tous les deux chutèrent lourdement.

– Laissez-moi ! hurla Isfarak en se débattant. Vous n'avez pas conscience de ce que vous faites. Il ne faut pas ouvrir le portail, c'est trop dangereux !

Le prince essaya de desserrer l'étreinte de Jabril, toutefois Eliz et Kaolan étaient venus au secours de leur ami. Il fut brutalement remis sur ses pieds par trois paires de mains. Pesant de tout son poids, il se projeta encore une fois entre ses geôliers pour tenter de s'échapper mais il était bien trop solidement maintenu.

– Vous ne comprenez donc pas que certains secrets doivent rester cachés ? cria-t-il avec désespoir.

Derrière eux, la voix de Yerón s'éleva soudain, inquiète, ignorant ses avertissements sinistres.

– Que se passe-t-il ? Le phénomène s'est inversé, la roche redevient plus tangible. Attendez un peu... Est-ce que nous avons besoin d'être tous devant pour que ça fonctionne ? Ça n'a aucun sens.

Le prince Isfarak fut traîné sans douceur jusqu'à l'arche tandis que Yerón les rappelait. Dès leur retour, la roche s'estompa à nouveau, se muant en une masse de plus en plus floue, jusqu'à ce qu'il fût impossible de reconnaître sa texture, jusqu'à ce que sa couleur devînt indéfinissable. Comme secouée par des vagues successives, la surface de pierre s'effaça progressivement et il ne resta plus qu'un trou béant.

Tous demeurèrent muets devant ce prodige. Les lanternes s'agitaient vainement, dans l'espoir de percer les ténèbres nouvelles qui s'offraient à eux. Yerón fut le premier à briser le silence d'une voix tremblante.

– Cette fois, on y est vraiment.

Il fit un pas en avant, sa lanterne brandie à bout de bras.

– Attendez ! tenta encore le prince Isfarak. N'y allez pas. Je vous en prie, réfléchissez à ce que vous êtes en train de faire. La perspective de la destruction de nos îles ne vous effraie-t-elle pas plus que ça ? Utiliser Tilmaën pour votre bon plaisir ne peut que précipiter notre fin à tous !

Pour une fois, toute trace de mépris et de dédain avait déserté sa voix, ne restait que la supplication. Yerón se retourna vers le prince. Son regard était dur.

– Ça suffit, maintenant vous allez la boucler, dit-il d'un ton glacial. Vous n'êtes pas le seul à réfléchir, pas plus que vous n'êtes le seul à vous poser des questions. Personne ne vous a demandé d'être le garant de l'intégrité de nos îles et rien ne nous certifie que vous êtes le plus à même de mener cette tâche à bien.

Les narines du prince palpitèrent et sa bouche se pinça. C'était sûrement la première fois qu'on lui parlait sur ce ton.

Yerón fit volte-face et fit un pas en avant. Lorsqu'il traversa l'arche de pierre, tout son corps se hérissa, comme au contact d'un rideau d'eau glacé. C'était exactement la même sensation qu'il avait éprouvée en arrivant à la Bibliothèque.

Il comprit qu'il n'était désormais plus à Riven'th. Sentant que ses amis lui emboîtaient le pas, il avança bravement et les ténèbres l'engloutirent.

Les trois lanternes dont ils disposaient désormais suffisaient à peine à repousser les ombres autour d'eux. Ils cheminaient, serrés les uns contre les autres pour ne pas se perdre. À tâtons, des mains se cherchèrent et s'agrippèrent pour ne plus se lâcher. Les contours du boyau qu'ils suivaient se laissaient tout juste deviner, cependant la lueur des lanternes n'en révélait aucun détail, comme si elle était absorbée par les parois. Loin devant eux, une faible clarté les guidait dans la bonne direction. Ou, dans tous les cas, dans une direction.

Nul ne parlait, tous étaient trop impressionnés et trop effrayés pour oser exprimer tout haut les pensées qui se bousculaient dans leur tête. À mesure que la lueur devant eux se rapprochait, elle prenait des teintes changeantes, passant du bleu au vert et du vert au jaune. Enfin, l'étrange tunnel toucha à sa fin.



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